vendredi 17 août 2007

AVANT COMPOSTELLE











Comment te dire ? ... Je me suis aperçu que mon corps fonctionne ... Ce corps auquel je n'ai rien demandé depuis si longtemps ... ou si peu ... bien trop peu ... et dont je pouvais craindre qu'il ne soit quelque peu rouillé. Il n'est pas ankylosé, même si quelque part, il grince un peu ...






Le corps peut être considéré comme sain lorsqu'il se laisse oublier, lorsqu'il joue sa musique sans que se ressente le fonctionnement de la mécanique ... Je marche ... Je peux marcher ... Je peux marcher longuement, et c'est plaisir que de remplir mes poumons d'un air chargé d'embruns ou bien d'odeurs d'herbes et de fleurs.






Cinq kilomètres ... Huit ... Dix ... Douze ... Quinze ... Vingt et vingt cinq ... Trente kilomètres ... Je peux parcourir trente kilomètres à pied. Un tendon qui se tend un peu trop au cou du pied ? ... Une brûlure du coussinet, sous l'orteil ? ... Mais je peux , sans m'arrêter en chemin, faire un trajet de trente kilomètres. A vrai dire, je n'ai pas encore parcouru trente kilomètres d'une seule traite ... Ne chipotons pas : J'en ai parcouru vingt huit ... Je peux, d'une seule traite, aller de Saint-Palais à Saint-Jean-Pied-de-Port, j'en suis sûr et je le ferai au printemps prochain. En attendant, pour ne pas perdre mon entraînement, commencé sur les chemins d'Oleron pendant l'été dernier, je parcours, une à deux fois par semaine, vingt à vingt cinq kilomètres autour de La Rochelle, de préférence sur les sentiers du littoral.




























Je veux aller à Compostelle. Je le souhaite vivement et, si Dieu le veut, j'irai. Je suis allé, pour sentir le terrain, passer huit jours au Pays-Basque en octobre dernier. Hébergé à la maison des Franciscains de Saint-Palais, j'ai marché le long des routes, j'ai marché sur les sentiers, j'ai marché sur le Chemin. J'ai, tous les soirs, pendant une semaine, partagé la soupe avec les pèlerins de passage ... Il n'est ici question que de passage ... J'ai pu sentir le phénomène, de beaucoup plus grande envergure que je ne le pensais : Nous entrons dans une ère où des gens marchent à nouveau, des gens de plus en plus nombreux ... En automne, c'est à dire à la saison où ne sont assurés ni le soleil, ni la fermeté des sentiers ... Il y a des gens qui marchent ...






A Saint-Palais j'ai rencontré, discrets, avalant leur soupe avant de rejoindre le dortoir, étirant leurs muscles, des femmes et des hommes qui "allaient à Compostelle". Le lendemain matin j'en retrouvais quelques-uns à la chapelle, les autres étaient déjà repartis sur "Le Chemin".






J'ai vu passer un chirurgien et sa femme : Ils venaient de Grenoble je crois et ils avaient pris le départ au Puy-en-Velay ... Ceux-là avaient prévu de s'arrêter à Larceveaux, entre Saint-Palais et Saint-Jean-Pied-de-Port : L'an prochain, ils reprendront Le Chemin là où ils l'auront laissé, mais leurs vacances sont finies pour cette année. Beaucoup, pour les mêmes raisons, "font" ainsi Le Chemin par segments, jusqu'à accomplir la totalité du parcours. Ces deux-là, je les retrouverai peut-être quelque part au printemps prochain. Ont-ils calculé leur itinéraire en pensant que la prochaine année sera une "Année-Sainte" pour les pèlerins de Compostelle ?




























Sortant du fond des âges, j'ai vu deux Compagnons-Passants : L'un était maréchal-ferrant, l'autre tailleur de pierre. Cela existe donc encore, des maréchaux ? Cela existe donc encore, des tailleurs de pierre? ... Et des Compagnons-Passants, cela existe toujours ? _ Ils venaient de loin et, en marcheurs expérimentés, ils portaient des sacs à dos dont le poids était calculé ... Savoir choisir et remplir son sac ... Quelque chose à apprendre en priorité, quand on envisage de marcher si longtemps. Ces deux-là venaient du Mont-Saint-Michel ... Ils avaient rejoint Vézelay ... Je les rencontrais au Pays-Basque ... Le lendemain matin, ils étaient partis un peu avant moi. Je les retrouvai, ( J'avais donc marché plus vite ? ) à la croix de granit dite "Croix de Gibraltar", laquelle a été récemment érigée à l'endroit où, depuis dix siècles, se rejoignent trois des Chemins de Compostelle : Celui de Tours, qui partant de Paris passe par Poitiers, Bordeaux et Dax, celui de Vézelay, qui passe par Limoges, Périgueux et Mont-de-Marsan, celui du Puy-en-Velay, qui passe Conques, Cahors, Moissac et Orthez






Seul le chemin d'Arles, passant par Montpellier, Toulouse et Pau, n'emprunte pas le col de Roncevaux ... Celui-là traverse les Pyrénées au col du Somport et ne rejoindra les trois autres que de l'autre côté des montagnes, à Puente-la-Reina, là où commence "El Camino Franceses", le "Chemin des Français". Les deux Compagnons-Passants, lorsque je les retrouvai à la croix de Gibraltar ( rien à voir avec le Gibraltar que l'on connaît... Il ne s'agit que d'une homonymie ). Ils marchaient côte à côte, leur sac bien calé, la canne enrubannée des Compagnons bien en main ... Leur conversation était si soutenue, ( venant ensemble de si loin, ils avaient donc encore des choses à se dire ? ) qu'ils avaient, au carrefour, pris la mauvaise direction. Je les ai hélés pour les remettre sur la draille qui conduit à la chapelle de Soiartz. Ils m'ont remercié et ont entamé la montée sur les plaques d'ardoises ... Au moment où ils arrivaient en haut de la colline, ils m'ont fait signe encore, puis ils ont basculé de l'autre côté ... "A Ultreïa" ! _ Je sais, pour avoir parcouru la piste jusqu'à Ostabat que le panorama, de là-haut, est superbe : Ce sont les Pyrénées que l'on découvre là ...














La chapelle de Soiartz est édifiée sur une "colline inspirée" ... A peine les deux marcheurs avaient-ils disparu à mes regards qu'un troupeau de moutons surgissait à la crête ... Quelques-uns d'abord, puis d'autres, d'autres encore, comme sortis du néant ... encore d'autres, blancs et noirs, inattendus car leur laine n'est pas frisée ... Combien y en aura-t-il, serrés ? Enfin voici le chien qui court sur les côtés pour rabattre les égarés ... Enfin voici le berger ... Tiens ! J'aurais cru que le berger marchait toujours devant !
... Il siffle ... C'est un rapace qui répond : gypaëte barbu, vautour fauve ou percnoptère ... Ces oiseaux planent très haut, sans bouger les ailes. Ils sifflent longuement ... J'essaie de les imiter, mais ils m'ignorent.






J'ai rencontré un ancien officier des Chasseurs-Alpins ... Il venait de Vézelay. Il avait pour compagnon un Espagnol qui, ne parlant pas Français, sembla tout heureux de rencontrer, à la maison des Franciscains, un Frère, le Frère Jean-José, qui lui parlait dans sa langue.






Le Chasseur-Alpin devait être bien entraîné, son compagnon aussi : Ces deux-là parcouraient une quarantaine de kilomètres par jour ! ... Impossible de faire autrement : leur temps était compté et ... s'ils voulaient aller jusqu'au bout ... Je ne les ai pas revus le lendemain matin : Ils avaient endossé leur sac avant que je ne sois levé ...






A Saint-Palais, j'ai aussi rencontré une drôle de petite bonne-femme, tout de noir vêtue, portant jupe longue qui descendait jusqu'aux chevilles ... Elle marchait depuis Le-Puy ... Elle avait les pieds nus dans ses sandales ... Son sac ne pesait pas très lourd : Elle était partie avec peu de choses, s'était encore débarrassée de tout ce qu'elle avait, en route, jugé inutile. Elle prévoyait d'en expédier encore, par colis postal adressé à je ne sais qui, dès son arrivée à Saint-Jean-Pied-de Port ...


















_" Vous savez, finalement, on a besoin de pas grand chose : J'ai éliminé la gourde car on trouve partout des petites bouteilles d'eau minérale, moins lourdes. J'ai jeté le savon de Marseille pour ne conserver qu'une petite mini-savonnette, du genre de celles que l'on trouve dans les hôtels ... Je la renouvelle à chaque étape." Elle est repartie de bonne heure, celle-là aussi. Je l'ai vue sur la draille qui monte à la chapelle de Soiartz. Elle allait son petit train, fourmi noire sur le Chemin, allant à petits pas serrés. Ne m'avait-elle pas dit :






_" Je vais mon train : Lorsque le guide indique une étape de six heures, j'en mets huit ..."






Alain est arrivé un soir, à l'heure de la soupe. Il a passé le portail de "la maison" au moment où le soleil avait basculé. Il faisait encore clair cependant. Son sac était énorme et lourd. Il s'appuyait sur un bambou qui lui tenait lieu de bourdon ... J'ai pesé le sac ... Il faisait vingt cinq kilos,






_" Je l'ai préparé trop vite en partant ... En fait, je suis parti d'Avignon ... Je m'y étais réfugié chez un ami car ma maison a brûlé ... J'y tenais des chambres d'hôtes ... Des pèlerins y passaient. Ma maison brûlée, je ne savais plus que faire ... Il fallait que je fasse quelque chose : J'ai pris la route ... Je suis parti vers Le-Puy, puis j'ai pris le G.R.65 ... Mon sac ? _ C'est vrai qu'il est trop lourd ... De Saint-Jean-Pied-de-Port, je renverrai à ma femme tout ce que je n'ai pas encore utilisé."
























C'est incroyable le nombre de personnes qui se débarrassent ainsi de leur surplus de poids au fil des étapes. C'est souvent à Saint-Jean-Pied-de-Port qu'ils s'allègent définitivement. J'ai vu arriver des couples d'Allemands. Ils avaient pris "Le Chemin", eux-aussi. Certains parlaient Français ... J'avais affaire à des ingénieurs, avec leurs épouses. L'une de celle-ci semblait épuisée : La soixantaine bien sonnée, elle marchait en s'appuyant sur une canne télescopique en métal ... On se sert des mêmes cannes pour faire du ski de fond ... Elle souffrait des hanches et claudiquait pour gagner la salle à manger ... Le lendemain matin, il n'y paraissait plus : Elle avait chargé son sac sans aide et elle partait sur la route allègrement. Pour cette année, elle-aussi s'arrêterait au pied des Pyrénées. Une autre femme, Allemande également, m'expliquait comment il faut faire pour ne pas s'encombrer de poids superflus :






_" Pas plus de huit kilos ! ... Regardez, j'ai réussi à ne pas emporter plus de huit kilos ... Il est vrai que, cette fois-ci, je n'ai même pas emporté de sac de couchage. Je n'ai pris qu'un "sac à viande."




Oui, pas plus de huit kilos ... Mais le sac du mari, lui, pesait plus de vingt cinq kilos,




_" Je suis chargé, c'est vrai ... Mais je voulais que ma femme le soit le moins possible."






La leçon que j'ai retenue, moi qui n'ai encore jamais marché que le dos libre, c'est qu'il faut s'équiper d'un sac d'une contenance de cinquante litres au maximum ... Et se débrouiller pour y faire tenir tout ce dont on ne pourra absolument pas se passer ... Et puis, encore ... Faire le tri parmi les objets dont on est certain de ne pas pouvoir se passer ! ... Alain, lui, avait cassé une des bretelles de son sac à dos ... Difficile de continuer comme cela !














_"Mais j'ai trouvé un excellent cordonnier sur la place de Saint-Palais ... Une sorte de jeune géant très sympathique qui m'a raconté des tas d'histoires à propos des foires à bestiaux et à propos du trinquet.


_" Le trinquet ... Qu'est-ce que c'est ?"


_" C'est la salle où l'on joue à la pelote basque ... On joue à la pelote en plein air, en lançant la balle contre le fronton ... Il y a des frontons dans tous les villages. On y joue aussi en salle, et cette salle, on l'appelle le trinquet. Tu viens avec moi ce soir ? ... Peut-être bien qu'il aura des jeunes à l'entraînement dans le trinquet ?"






Non, il n'y avait personne dans le trinquet ce soir-là. Mais je verrai un match de championnat le dimanche suivant. C'est le curé de Béhasque qui m'en avertit ... Un curé avec des mains "larges comme ça ..." _ Il est vrai que ses épaules sont larges en proportion et que sa taille s'apparente à celle d'une armoire ... disons, basque ! ... Un curé de choc, rencontré chez les Franciscains. En discutant, nous nous sommes aperçus que nous nous trouvions en même temps à Tahiti, avec des occupations qui auraient dû nous faire rencontrer ... Sacré curé ! Il m'a invité à venir lui rendre visite pour la fête de sa paroisse :


_" Et puis il y aura un méchoui et des merguez ! "






Un soir, un homme pointe son nez au porche de la Maison des Franciscains ... Un chômeur ? Un clochard ? ... On eut dit, autrefois un chemineau, peut-être ... Il parle Espagnol, pas Français ... Le Frère qui le reçoit comprend tout de suite : _"Comer ..." _ L'homme a faim. Il demande à manger. Il repart avec une barquette de viande et de légumes, avec du pain en quantité :
























_" Allez donc savoir ! ... Me dit le vieux frère qui s'est occupé du vagabond ... Il y en comme cela, qui passent ... Ils connaissent, pour y avoir mendié de quoi manger, tous les monastères de France et d'Espagne ... Ce sont des professionnels ... On leur donne à manger, bien sûr !"






A la Maison des Franciscains, il y trois frères, en tout et pour tout. L'un d'eux est prêtre, c'est le frère Jean-José. Il veille affectueusement sur les deux autres, Albert et Gabriel ... Ces deux là sont des frères mineurs, très âgés ... Ils ont plus de quatre vingt dix ans je crois ... Ils oeuvrent lentement dans le jardin potager et sont les meilleurs ouvriers lorsqu'il s'agit de faire la vaisselle après le repas ... Encore que tout le monde participe à cette opération : pensionnaires, passagers, pèlerins et invités ... C'est bien la moindre des choses !






Comment s'appelait ce pèlerin hollandais, arrivé de chez lui par étapes quotidiennes d'une centaine de kilomètres, sur une bicyclette équipée de sacoches de tous les côtés ? ... C'est en essuyant la vaisselle avec moi qu'il essayait de me raconter son voyage. Lui-aussi se rendait à Compostelle. Car on fait aussi le pèlerinage à vélo ... Plus fréquemment à V.T.T. de nos jours ... On le fait également à cheval ... Il ne m'a pas été donné de rencontrer des pèlerins à cheval ou à V.T.T. , la saison devait être trop tardive pour cela. Pour la même raison sans doute, les pèlerins que j'ai rencontrés étaient en majorité des gens d'âge mûr.






Peu de jeunes ... à part les deux Compagnons-Passants et la petite jeune-femme en noir que l'on eût pris pour une religieuse orthodoxe ... Celle qui marchait les pieds nus dans ses sandales ... depuis Le Puy-en-Velay ...


















_ Je pense que les jeunes, accaparés par leurs études ou par leurs occupations professionnelles, trottent sur Le Chemin, de préférence, pendant les mois d'été ... Les statistiques sont là : Il y a des jeunes, beaucoup de jeunes sur le chemin. Mais il y a, de toute évidence, beaucoup de retraités ... Certains ont dépassé les soixante ans, d'autres les soixante dix. On dit qu'il y en qui sont plus âgés encore ! ... En tout cas, c'est plutôt encourageant pour moi : Il y des pèlerins qui ont plus que mon âge ... J'ai soixante six ans passés et je me demandais ... Je me demande encore un peu ... si je ne présume pas de mes forces lorsque je formule le projet de prendre Le Chemin ... Allons, c'est décidé ... Au printemps prochain ... Je pars. Je pars de Saint-Palais, puisque je connais la Maison qui me servira de point de départ, puisque je connais les sentiers qui mènent à Ostabat ... Irai-je, pour la première étape, jusqu'à Saint-Jean-Pied-de-Port ? ... ou bien ferai-je étape au gîte d'Ostabat, qui n'est distant de Saint-Palais que de treize kilomètres ? _ On verra bien ... J'ai aussi la solution d'aller jusqu'à Larceveau, à mi-chemin entre Ostabat et Saint-Jean-Pied-de-Port ... Mais il n'y a pas de gîte à Larceveau, il faudra coucher à l'hôtel ... Ce qui fait peur, c'est l'étape qui mène à Roncevaux : " Il n'y a pas de difficultés pour les sportifs bien entraînés ..." _ Cela veut dire ce que cela veut dire ... Je ne me prends pas pour un " sportif bien entraîné". C'est pourquoi, en attendant le printemps du départ, je marche dans la campagne, autour de La Rochelle ou bien en Oleron.


_" Mais il n'est peut-être pas utile de t'user les jambes jusqu'au genoux ..."






Au fait, pourquoi marchent-ils, tous ces pèlerins ?




_ Bonne question ... Et moi, pourquoi est-ce que je projette de marcher sur Le Chemin, pensant même, sans trop le dire que ... Si cela va bien cette année, du Pays-Basque à Compostelle ... L'an prochain, je recommencerai en partant du Puy ...






















Ils marchent ... C'est un phénomène dont l'ampleur est beaucoup plus considérable que vous ne le pensez ... Beaucoup plus considérable que je ne le pensais. J'ai vu, à la Maison de Saint-Palais, en cette saison pluvieuse, passer des pèlerins chaque jour ou presque ... Selon les soirs, il y avait de trois à dix pèlerins autour de la table des Franciscains . Qu'est-ce que cela doit être en période d'été ! ... Les pouvoirs publics, du reste, prennent conscience du mouvement : Ils financent l'entretien et l'équipement de la Maison des Franciscains. Tout un réseau de gîtes s'organise, particulièrement sur les routes de Vézelay et du Puy. Le pèlerin y trouve un lit et, parfois une table mise ... Lorsque la table n'est pas mise, on trouve souvent un équipement sommaire permettant de préparer soi-même ses repas.






Ils marchent ... Et cela est vrai au masculin et au féminin : Elles marchent ... C'est valable pour les jeunes et les vieux ... L'Année prochaine sera déclarée "Année Sainte" ... Le nombre de pèlerins devrait au moins doubler ...






Il y a beaucoup de retraités parmi les marcheurs, et parmi eux beaucoup de jeunes retraités ... Il est vrai que l'Occident, et particulièrement la France favorisent les préretraites, abaissent l'âge de la cessation d'activité ... Que faire, quand on est en retraite ? ... Comment occuper son temps ? _ On part ... On part parce qu'on ne sait plus comment organiser ses journées, jusqu'alors rythmées par les heures de bureau, d'usine, d'atelier ... Tout à coup, les montres, on le constate très vite, ne tournent plus que pour les autres, les horloges et les cloches ne sonnent plus pour soi. Alors on part ... On part pour éviter que les présentateurs de la télévision ne s'emparent de notre temps, le règlant à leur gré :


_" Tu viens faire un tour ?"


_" Non, pas maintenant ... Je veux regarder le match ... !"


















On part pour retrouver le rythme du soleil et de la lune, pour se lever de bon matin, pour avoir un but au bout de son chemin, savoir d'où l'on vient, savoir où l'on va , contrôler soi-même, à la mesure de la tension de ses muscles, la vitesse et le rythme de son allure ... Les intempéries ne sont pas imprévues, elles ne sont pas inopportunes : Elles font partie de l'ordre des choses ... Mais au moins il y a un ordre ... Et puis ... Cadeau : Ce matin, je me suis trouvé nez à nez avec trois chevreuils ! ... Un peu plus loin, j'ai vu un écureuil ...






La cessation d'activité, au moment où la retraite arrive, c'est aussi une désorganisation dans l'ordre des relations humaines et sociales. Tel qui était un charmant compagnon de travail disparaît complètement de votre entourage. Vous vous apercevez très vite que ce n'est pas tant lui qui a disparu que vous-même : C'est vous qui êtes parti et pour vos anciens compagnons, la vie continue. C'est vous qui vous effacez ... Allez-vous mourir ? Ne pas mourir ... Toute la question est là ! vous avez bien essayé de réorganiser votre vie, de lui retrouver un sens, une signification ... Certains y ont réussi ... La plupart en s'engageant dans des actions de bénévolat, au sein d'associations philanthropiques ... Tous n'y parviennent pas et tous n'en ont pas le goût ...






Il faut dire aussi que l'on s'aperçoit très vite qu'au sein de ces associations, on n'est pas forcément désiré. Tel s'est engagé, orienté très tôt : Il n'a pas forcément envie de vous voir venir avec lui ... On est très jaloux, au sein des associations ... On est très jaloux de ce que l'on considère comme son "territoire" ... Dame, c'est là que l'on a placé ses raisons de vivre, alors ...






_" Qui est celui-ci, qui voudrait nous rejoindre ? ...




















C'est très vite compris : Si vous n'avez pas, de longue date, pénétré la place, inutile d'essayer d'y entrer. La philanthropie s'exerce au sein de cercles très fermés. Affirmez que vous n'avez aucune ambition, que vous ne faites que proposer votre concours pour toute tâche, aussi ingrate fût-elle : Tenue de permanences, rédaction de correspondances, que sais-je ?






_" Hum ! Est-ce que celui-là voudrait prendre ma place ?"






Vous avez essayé. Vous n'avez pas réussi ... Alors vous prenez Le Chemin ... Sur les sentiers il y a de la place et l'espace n'est pas encore à conquérir. On n'y rencontre pour limites que celles de ses propres forces, celles des distances à parcourir, celles des pentes à gravir ... Encore faut-il ne pas se faire trop d'illusions : A l'arrivée au gîte, à la fin de l'étape, il se pourrait que vous ne trouviez pas de place pour dormir ... En général cela s'arrange paraît-il.






Vous prenez votre retraite, ou bien, cette "retraite," on vous l'a imposée ... Ou encore l'avez vous reçue comme un cadeau, comme le moyen de "vivre enfin" ... Avez-vous bien réfléchi à ce qui vous attend peut-être, dans votre quotidien le plus intime ? _ Cette femme que vous avez épousée par amour, que vous avez entourée de toute votre tendresse et qui vous l'a bien rendue ... La connaissez-vous bien ? ... Vous l'embrassiez au matin, sur le front ou bien sur la joue, avant de sauter dans votre voiture pour aller au bureau ... Le samedi vous plantiez quelques clous, tourniez quelques vis, colliez quelque papier-peint ... Ou bien vous manipuliez le sécateur et le râteau ... Elle était là, préparait la tarte ou le rôti ... Le dimanche, vous l'emmeniez à la campagne ou bien au cinéma ... Les enfants ont quitté le nid : On ne les voit pas très souvent ...
















_ Caricatures d'un autre temps ? _ Voir ! ... Et puis, votre épouse serait-elle une femme "active", votre couple un ménage "moderne" ... Ce serait pis encore : Vos activités et celles de votre femme ont été si intenses, si souvent personnelles, que les pensées de chacun sont devenues étrangères à l'autre et que tout à coup chacun découvre que son conjoint n'est pas ce qu'il croyait :






_ " Tu aurais bien le temps, maintenant que tu es en retraite, de passer l'aspirateur ou de nettoyer les vitres ... "


_ "Oui, certes, j'en aurais bien le temps ..."




_" Et puis ne pose pas toujours ta brosse à dents n'importe où ... Accroche ton imperméable dans la salle de bains pour qu'il s'égoutte ... Essuie tes pieds sur le paillasson avant d'entrer ..."






Vous l'aimez tout autant. Vous saviez que ce serait ainsi ... Ce que vous ne saviez pas, c'est que vous, vous ne pourriez pas, d'un seul coup, comme cela, changer vos habitudes et votre façon d'être ... Faire un effort ? _ Bien entendu, vous voulez bien faire un effort ...






Alors on prend Le Chemin ... On le prend même à deux parfois ... Souvent ? ... On marche à deux sur les sentiers, on s'arrête aux mêmes gîtes ... On marche rarement du même pas et l'un marche devant l'autre, par nécessité, par habitude, par convention ... Tout simplement, on marche à quelques centaines de mètres l'un derrière l'autre parce qu'on n'a pas en tête, au même moment, les mêmes chansons, les mêmes images, les mêmes pensées, les mêmes prières ...
















Je chantais, sur le chemin d'Ostabat, ou bien sur l'ancienne voie ferrée qui conduit de Saint-Palais à Arbouet ... Je chantais un refrain parfaitement stupide qui revenait en moi du fond de mon enfance ... L'aurais-tu écouté sans te moquer ? ... Et toi, si tu avais eu envie de réciter les psaumes ou les litanies, en aurais-je fait miens les rythmes et les intonations ? ... Souvent, c'est à l'étape que l'on se rejoint, au moment où l'on pose le sac et où l'on s'étire ... Mais l'on ne s'est pas perdu de vue ... On savait que l'autre était là ... On savait que l'on se retrouverait ... N'est-ce pas ainsi que l'on s'achemine ?






Mais que dire de celui qui marche seul ? ... Sans doute avait-il quelque chose à retrouver, ou encore quelque chose à fuir ... Il marche, celui qui veut, tout simplement, redonner à son corps l'importance qu'il avait perdue au fil des jours, de chaise en fauteuil, de banquette en banc, strapontin, tabouret ... Il marche, celui qui veut sentir ses poumons se gonfler, s'emplir d'air vif, d'odeurs d'herbes, de fleurs, de ruisseaux, de troupeaux ... Il marche, celui qui veut entendre siffler le gypaëte barbu, celui qui veut entendre tomber la noisette, celui qui veut entendre sonner les clarines, aboyer les chiens, résonner le bronze du haut des clochers, chantonner la Joyeuse entre ses deux rives ... Ah ! La Joyeuse ! ... Est-il un plus beau nom pour une rivière ? ... Mais la Bidouze m'enchante aussi ... La Bidouze au gué de Kinkil ! ... Je suis tout prêt à m'émerveiller encore de l'autre côté des Pyrénées ... Et pas seulement aux noms de Roncevaux ou de Pampelune ... "Pampelune, à sept kilomètres derrière la lune !" ... Le dos est douloureux peut-être, les pieds font mal, les muscles sont raides aux mollets ou dans les cuisses ... Le corps fonctionne et, ma foi, il fonctionne bien ... Raideurs, certes, douleurs ... Mais mon corps fonctionne : C'est la meilleure nouvelle depuis longtemps ... Je n'entends plus parler des catastrophes que diffusent quelque part, sans arrêt bien entendu, les postes de télévision, les postes de radio, les téléphones sans fil ou avec fil ... Je n'ai pas rencontré de téléphones portables sur Le Chemin ... Pas encore.


_" Prends-en un, me dit-on souvent ... C'est une sécurité ... Imagine ... Marchant seul quelque part ... Tu te fais une entorse, tu fais une chute, tu tombes malade ..."














-Je résiste encore ... Avec un téléphone portable, aurai-je toujours l'indépendance nécessaire pour chanter à pleine voix "Les Filles de La Rochelle" lorsque j'en ai envie, ou bien pour réciter "La Ballade des Pendus" ? ... J'ai récité la "Ballade des Pendus" sur la route d'Orsanco ... Je veux pouvoir me la réciter encore sur les sentiers de Galice ...






Que signifie " se ressourcer" ? _ J'ai lu beaucoup de livres traitant de pèlerinages et parlant du Chemin de Compostelle ... J'ai même lu celui de Paulo Coelho ... Il a eu le succès que l'on sait. Je ne l'ai pas beaucoup aimé : Que vient faire ici cette histoire ésotérique de secte et d'épée ? Je ne prends pas Le Chemin pour me faire Chevalier de l'Ordre du Sépulcre ou de celui des Templiers ! ... Mais si ce livre vous a plu ... Quel droit aurais-je à le critiquer ? _ Est-ce que je n'écris pas "Le Chemin", avec des majuscules, moi-aussi ? ... N'est-ce pas, ainsi, reconnaître le mythe ? _ C'est "Le Chemin Majuscule" pour nous-autres, occidentaux : Celui qui s'est ouvert aux alentours de l'an mil, celui dont les abords sont semés, depuis mille ans, de chapelles, d'oratoires, d'églises, de sanctuaires, de gîtes, d'hôpitaux pour les pèlerins, de hameaux tout entiers habités par les "donats", ces hôtes consacrés au soin des passants ...






L'oratoire de Soiartz, en haut de sa colline, est propice à la contemplation. Le chemin qui, de là, conduit jusqu'à la chapelle Saint-Nicolas d'Haranbeltz , caché sous un feuillu de chênes rouges, ramène à la méditation. Chaque pierre de la draille, chaque borne, chaque ornière, chaque gué et chaque pont font revenir en mémoire la foule des pèlerins cheminant depuis un millénaire ... C'est cela aussi, que vous êtes sans aucun doute venu chercher, pèlerin : La file continue des hommes et des femmes allant par monts et par vaux ... On cheminait beaucoup autrefois: Avez-vous oublié les brassiers qui allaient, la faucille à la main, la fourche sur l'épaule, les bergers meneurs de troupeaux, les colporteurs trimballant leurs éventaires, les pénitents, les fantassins, les prophètes ?




                   
        Moissac








Toute l'Europe a marché. Les chemins de Compostelle partent, à vrai dire, d'Amsterdam, aux Pays-Bas, d'Arhus, au Danemark, de Gdansk, en Pologne, de Budapest, en Hongrie, de Zagreb, en Croatie, de Naples, en Italie, de Lisbonne, au Portugal, de Glasgow, de Londres et de Dublin, passant par le Mont-St. Michel, par les ports de la Gironde, par ceux de Galice. C'est au sein de cette cohorte de marcheurs, de pèlerins de toutes nationalités, de tous âges, de toutes statures et conditions que vous allez prendre place, mettant vos pas dans les leurs ... Vous allez les retrouver partout, leurs pas, marqués aux parvis des églises, imprimés aux pentes et aux cols, au long des rivières et le long des champs ... C'est pour cela aussi que vous allez prendre Le Chemin ...






... Vous le prendrez, c'est tout à fait certain ... Pour retrouver vos racines, pour vous ressourcer, pour retrouver votre famille de tous temps et de tous lieux. Vous chercherez aux façades la coquille, la statue au carrefour, la borne au coin du bois, la marque de peinture laissée là par ceux qui sont passés devant ... Elle vous évitera l'égarement. C'est cela aussi, le cheminement : La recherche de la marque, marque de l'autre, marque dans le temps, marque dans l'espace, marque de l'homme, marque de Dieu.






... Car il en est encore qui marchent pour Dieu ... Est-il un marcheur qui va pour autre chose que pour Dieu, au bout du compte? ... Se "ressourcer", qu'est-ce que cela veut dire ? ... Ce serait , me dit-on, "retrouver ses racines", retourner à "l'essentiel", dépasser les contingences, dépasser les modes, dépasser l'image, les mirages , outrepasser l'instant ... Quelles racines autres que celles qui plongent dans la terre des sentiers et des champs, dans les cailloux des vignobles, les fissures de la roche ? ... Quelles racines autres que celles qui plongent dans les âges ? ... Quelles racines, autres que celles qui se diversifient dans les familles et dans les peuples, dans les nations et dans l'espèce ? ... Quelles racines, autres que celles qui, à rebours, conduisent aux origines, expliquent ce qui paraît absurde, font chanter les désespérés ?
















Il n'y a pas ceux qui marchent par esprit sportif, ceux qui le font pour chercher une paix fugitive, d'autres, qui marchent pour s'enfuir, ni encore ceux, qui seraient les seuls vrais pèlerins, les seuls purs : Ceux qui marchent pour trouver Dieu au long des vallées, dans le haut des collines, tout au fond d'eux-mêmes ... Je suis intimement et fermement persuadé que nous marchons tous pour tout cela, tout à la fois ... Et si nous disions, tout simplement, que le pèlerin marche... pour "être" ... Tout simplement pour être. D'autres trouvent sans doute ailleurs le moyen d'exister ... Constatons que dans ces années de fin de millénaire, il y a de plus en plus de pèlerins sur les sentiers ... Cessons de nous demander pourquoi ils marchent ... Ce n'est que très rarement sans doute parce qu'ils croient vraiment que le sarcophage de pierre de Jacques-le-Majeur, flottant sur les océans, poussé par les vents, porta jusqu'en Galice le corps décapité de l'apôtre ...






_ Et si c'était vrai malgré tout, cette histoire d'apôtre du Christ venu là, jusqu'aux confins de ce qui était alors le monde connu ? A qui ôterez-vous le droit de rêver et de croire ?














*










A Saint-Palais est la Maison des Franciscains. Si je téléphone là-bas, je sais que c'est le Frère Jean-José qui me répondra. Il a la voix des cours d'eau de montagne : Roulant des galets, de la rocaille qui chantent et apaisent. Je ne téléphonerai pas ... Si ce n'est au printemps prochain, pour annoncer que j'arrive, et que je logerai à La Maison , une nuit seulement ... Avant de charger mon sac, de saisir mon bâton, de prendre le chemin de Gibraltar ( Il y a trois kilomètres à faire sur le bord de la route goudronnée, pour aller jusqu'à la croix de Gibraltar .. . De là, on fait face à la colline de Soiartz, à la draille de schiste ... au Chemin de Compostelle, passant par St. Jean-Pied-de-Port et Roncevaux ... " A ultreïa"! ... Sur la draille je vois très distinctement , de dos, les pèlerins qui me précèdent ... ).






Je ne téléphonerai pas au frère Jean-José, si ce n'est pour l'avertir de mon passage ... J'ai dit passage, je n'ai pas parlé de mon arrivée ... Le pèlerin n'arrive pas ... Il passe. Laissez-le passer ... il ne faut ni le retenir, ni lui donne prétexte à s'attacher ...






_" Mais c'est un peu facile, disais-je ... Passer sans rien donner de soi-même, prendre sans vouloir être redevable..."


_" Ce n'est qu'un moment de l'existence, me répondait le frère Jean-José ... Le temps d'un pèlerinage."






En attendrons-nous le rachat de nos péchés ? ... est-ce pour ce rachat que nous cheminerons à l'occasion de l'Année-Sainte, qui vaut, paraît-il, indulgence plénière ?
















On a vu, récemment encore, paraît-il, cheminer un condamné, accompagné de ses deux gardiens ... Je ne sais plus quel pays du Nord attacherait encore au pèlerinage sa valeur de rachat ... Est-ce pour cela que je pars, moi-aussi, pêcheur entre les pêcheurs? ... Il faut s'entendre sur l'idée de rachat.






-" Je ne crois pas beaucoup à la valeur de rédemption de la simple confession : Il serait trop facile de se débarrasser du poids de ses pêchés en allant les raconter à un autre, fût-il le prêtre de Notre Seigneur ... Cela dit, le Sacrement de Réconciliation existe ... Il y a des prêtres qui reçoivent les confessions à l'église, à jours fixes."






C'est encore le Frère Jean-José qui parle là. Et moi, je crois ... Je crois que c'est d'abord en soi-même que chacun d'entre nous doit trouver des raisons du Pardon. Je suis pêcheur ... Je le reconnais ... Et d'abord je suis pêcheur parce que j'ai méconnu ce que je suis, ce que nous sommes tous, ce qu'ont toujours été les hommes et les femmes : Je me suis trop longtemps cru éternel et j'ai cru à l'éternité de l'instant ... La jeunesse a de ces illusions ! ... Il faut bien dire que personne ne fait grand-chose pour l'en écarter ... Tout est organisé pour préparer la jeunesse à la vie ... Mais qu'est-ce que la Vie ?... Toute la question est là : La Vie commence-t-elle au moment où l'enfant déplie ses poumons et crie pour la première fois ? ... A-t-elle commencé bien avant ? ... S'achève-t-elle au moment où se couche celui qui se tenait debout ? "Sommes-nous" seulement, ou bien passons-nous, venant de quelque part, allant quelque part ? _ Le pèlerin est un passant, tout comme le Compagnon-Passant-le-bien-nommé ... Lequel portait autrefois le nom de Compagnon de St. Jacques ... "Je passe ... Je suis à la recherche de moi-même ... Je vais ... Pardonnez-moi si je ne m'attache pas ... Pardonnez-moi si je ne me donne pas"... Seuls se donnent les "donats" ... Le Frère Jean-José est un "donat" ... C'est lui qui assure la soupe, offre le lit ... Il est là ...


















_" Passez ... Je n'attends rien de vous, si ce n'est que vous deveniez enfin vous-même, peut-être un peu grâce à ce lit que je vous offre, à cette soupe que je vous verse ... Grâce, peut-être, un peu à cette écoute que j'ai prêtée à vos paroles, prêtée, légèrement, sans insister ... De l'air de répéter :






_" Allez et vous trouverez peut-être. Vous êtes seul à pouvoir trouver. Le Chemin vous y aidera par son seul silence, par la seule force de ce qu'il apporte à coup sûr : Les retrouvailles avec soi-même ... Le Pardon, après ... Le Pardon ne peut venir qu'après ... et la réconciliation ... On ne se réconcilie jamais qu'avec soi-même."






L'un des pèlerins que j'ai rencontrés à Saint-Palais était le gérant d'un gîte, quelque part sur l'un des chemins ... vers Moissac, je crois. Il avait laissé là-bas son épouse ...




_"Elle écrit des poèmes et enseigne la calligraphie."




Si j'ai bien compris, celui-là avait pris Le Chemin pour étudier les modalités de l'accueil dans les autres gîtes, afin de réfléchir à la nature de celui qu'il offrait lui-même aux "Passants". Il cherchait, je crois la réponse à une question qui le hantait :






_" Faut-il offrir l'accueil spirituel en même temps que l'accueil matériel ?... L'accueil de l'Autre doit-il être autre chose que l'ouverture de la porte ?... l'Autre peut la franchir ou pas ... S'il le veut et s'il a rencontré les conditions favorables à ce passage ... L'hôte qui reçoit doit, surtout, reconnaître en celui qui passe la qualité de "Passant" et la respecter.






















Mais je parlais de La Maison des Franciscains comme de la mienne un peu ... Me serais-je attaché ?






_" Jean-José, mon frère, je sais que tu es là, et cela me suffit. Je te retrouverai lorsque j'aurai décidé ... bientôt ... de prendre en main le bourdon. Il est possible que je te demande encore une autre fois l'hospitalité, pour revoir les chemins du Pays-Basque où l'on peut marcher en automne sans emporter dans ses poches autre chose qu'une tranche de pain : à chaque virage, des noyers ont jonché le sol de leurs fruits, et cela suffit bien à la faim de mon corps ... Pour ce qui est de la faim de mon âme ... Le Chemin y pourvoit. Je n'attends rien de Santiago-de-Compostela ... J'ai enfin compris qu'il ne faut rien attendre ...






_" Le Maître de Santiago ne veut ni s'enrichir, ni combattre les indiens, ni obtenir des titres et des places qu'il méprise autant que l'argent. A quoi, mais à quoi donc peut-il bien s'intéresser ? se demandent autour de lui des amis et des pairs pleins de bonnes intentions.


_"Mais à l'âme, Monsieur, ne le savez-vous pas ? " répond sa fille Mariana qui est la seule à le comprendre et qu'il aime entre tous.






J'emprunte à Jean d'Ormesson, dans son " Autre Histoire de la Littérature Française " le contenu de ce dernier paragraphe, dans lequel il nous parle de Montherlant ... Je crois que, bien avant le départ, j'ai déjà fait un bout de chemin ... Puissent les choses s'accomplir !


*
















Venant de Saint-Palais, tu prends la route goudronnée. Tu dépasses le carrefour d'Orsanco, la route fait une autre fourche : Tu peux passer à droite ou prendre à gauche, c'est égal ... Tu surplombes des prés peignés fin. Les vaches sont blondes, les moutons déboulent en vagues serrées ... Les maisons sont imposantes, dispersées. Aux pentes, parcs et jardins soignés. Volets peints en rouge, linteaux des portes gravés. Vaste panorama ... Est-ce que ce sont les contreforts des Pyrénées ? Sur les collines arrondies, des toits et des clochers ... A chaque colline sa petite pincée de toits et, le plus souvent, un clocher ... Au fond des vallées, on devine l'eau : C'est la Joyeuse qui court là . Beaucoup de noyers, beaucoup de châtaigniers, leurs fruits se répandent sur le goudron, mouillés par la pluie du matin. Peu de véhicules sur les routes nombreuses. Peu d'hommes, peu de femmes aux alentours des maisons : Seraient-ils, tout le jour, occupés à la ville ? Les enfants y sont, c'est certain ... La ville les prend dès leur plus jeune âge et ne les rend que le soir venu ... Navettes d'autobus.






_ Si tu viens de Larribat, tu peux prendre le chemin qui passe le pont. C'est la Bidouze que tu traverses là. Elle chante aussi bien que la Joyeuse. Tu passes devant trois ou quatre maisons ... La dernière, seule, a une porte ouverte : Une femme s'y tient, jeune, tout de noir vêtue, sévère. Un chien aboie comme un fou ... Tu auras souvent affaire aux chiens, méfie-toi, mais n'en fais pas une histoire : Ton bâton suffit à les maintenir à distance. Au besoin, ramasse une pierre, tu n'auras pas besoin de la lancer. Les aboiements sont tenaces pourtant et ... Quand les chiens sont plusieurs ... Celui qui aboyait après moi appartenait, de toute évidence, à la femme en noir ... Salue, mais ne t'offusque pas si l'on ne te répond pas et si l'on ne t'adresse pas même un sourire ... Tu es l'étranger qui passe !


























Deux fermes qui s'écroulent ... Le chemin monte maintenant, dallé de plaques de schiste ... Disons dallé ... Mais les plaques sont jetées plutôt que posées. Un reposoir ... Charmante statuette de Saint-Jacques sous une vitre. Au bout de ce chemin tu parviens à la croix de Gibraltar ... C'est là que tu arrives aussi si tu viens de Saint-Palais. Cette croix est récente ... Peu d'intérêt, si ce n'est le petit frisson que procure le sentiment du temps qui passe : Là se rejoignent les Chemins ... Là se sont posés des milliers de pieds chaussés : Ceux des pèlerins.








_ Fais face au sud maintenant. Parmi les collines vertes, il en est une, voisine, que tu ne peux pas manquer de reconnaître, sans même l'avoir jamais vue ... C'est la colline de Soiartz. C'est la seule dont les pentes sont arides : maigres buissons, sol pierreux, pas d'herbe, pas un arbre. Le Chemin monte tout droit jusqu'au sommet ... blessure ouverte parmi les cailloux ... Cicatrice non refermée : Les pieds des moutons grattent là, depuis des siècles ... La draille est d'ardoise : larges plaques grises et d'argent. Elle monte d'un seul trait. En bas, deux pierres appuyées l'une sur l'autre forment un abri sous lequel quelqu'un a placé un bourdon et la gourde d'un pèlerin ... Authentiques ? ... Tu grimpes sans trop de mal. A terre, tu trouveras les marques rouges qui identifient la piste, discrètes et c'est bien ainsi. D'un seul coup, tu es au sommet ...






_ Prends le temps de faire une pose. Il y a là des abreuvoirs pour les moutons. Tu peux t'y asseoir un instant ... Regarde ... Regarde et écoute ... Le sol est limé par les piètements ... Avance un peu, le spectacle en vaut la peine, déroulant ses collines à l'infini ... Au loin les montagnes sont bleues ... Il y a de fortes chances que des rapaces planent par là, virant parfois sur l'aile ... Ils complètent l'harmonie ... Une carcasse de mouton, sous un buisson, blanchit ses os au soleil.


















Il faut poursuivre. Un peu plus loin, tout près du sentier, s'élève une chapelle sous un bouquet d'arbres ... Attendrissante ... Oratoire ... Statue de Saint-Jacques, salle attenante, équipée en abri ... Tout près, statue de la Vierge ... robinet d'eau potable ... Mais pourquoi, pourquoi faut-il qu'on ait dressé là, verticalement, une dalle de grès ... On l'a évidée, on y a enchâssé un chapeau de pèlerin ... Tout autour, on a scellé des coquilles ... Dans quelques années, ici, à Soiartz, trouvera-t-on une panoplie de béquilles et d'ex-voto de pacotille ... Tout comme à la grotte de Lourdes ? Mais je me suis laissé dire qu'à Lourdes, on avait ôté tous ces talismans ... Le lieu n'est-il pas assez inspiré comme cela ?






La dernière fois que je suis passé là, l'après-midi était bien entamé déjà... Il y avait des têtards dans les abreuvoirs des moutons ... Les dalles d'ardoise luisaient ... Le sol était humide ... Les feuilles des arbres, autour de la chapelle, commençaient à jaunir... Je reprenais le sentier à contre-sens, retournant vers Saint-Palais ... Une silhouette apparut ... Elle montait vers moi ... Sur un fond de ciel dans lequel couraient des nuages, mais dont l'écran demeurait bleu et lumineux, la silhouette montait et se découvrait petit à petit : la tête, puis les épaules et le bourdon, le sac à dos, les jambes enfin ... Une jeune-femme passait. Elle était seule, vêtue de gris, blouson et pantalons étroits. Vingt trois, vingt cinq ans peut-être ...






_"Vous allez à Compostelle ? "


... Bêta : C'est tout ce que j'ai trouvé à lui dire et, comme elle répondait par l'affirmative ... Il y avait de la lumière dans ses yeux bleus ... O ! oui ... Je suis bien certain qu'ils étaient bleus ...


_"Vous venez d'où ?"


_"Du Puy-en-Velay."




















C'est à dire que, cheminant seule avec son sac sur le dos, elle avait déjà parcouru sept cent cinquante kilomètres, traversé le Massif Central et les Causses ...Il lui restait neuf cent cinquante kilomètres à parcourir... Son pas était souple.


_ " A la chapelle, il y a un robinet et de l'eau potable."


Ce fut tout, encore, ce que je trouvai à dire :


_" Bonne chance ... Et bon courage ! "






Elle est partie et dans mon souvenir elle marche encore. Je ne me suis pas retourné ... Dans la vallée aboyaient des chiens ... Une meute de chiens lancés à la poursuite des sangliers ... Les chasseurs s'appelaient les uns les autres, à longs coups de sifflets ...






Pourquoi me revient l'envie d'un baiser ? ... Comprenez-vous cela ? ... Un baiser très pur ... Bien évidemment il ne fut pas, mais j'en garde la brûlure encore ...














(novembre 1998)


*


















Galoches râpées, sabots fendus, semelles trouées, corne usée aux pieds de l'âne et du cheval ... Roues de bois, roues cerclées de fer ... C'est toujours marcher, marcher ...






" Nous passons ici bas comme une ombre légère. Nous marchons à grand pas vers notre heure dernière. "


Au mur de l'église de mes ancêtres, un abbé a gravé ces mots, sous le cadran solaire. Et l'ombre se déplace d'un jour à l'autre, selon des courbes calculées : Abbé Chaumeil.


Abbé Chaumeil ... Boylève, prêtre, abbé Gaboriaud, Samuel Saint-Médard, prêtre ...


Tugdual Rowl : Celui-là, je l'ai connu ... Il avait eu le crâne fracturé dans un accident de moto; à voir les formes du casque qu'il conservait, on pouvait se demander comment il avait survécu ... Je sais où il repose. Mais tous les autres ? Comme partout ailleurs, ou presque, le dix huitième siècle a rasé le cimetière entourant l'église.






Savez-vous seulement ? _ Les jeunes mamans poussent leurs landaus dans les allées du jardin public ... Là, sous les massifs dorment les anciens que l'on oublie et que rien ne signale ... C'est toujours sur leurs os que l'on marche ... Il y a en Turquie, paraît-il, des vallons, des défilés ... Le vent chasse le sable et la terre et découvre les os des chevaliers chrétiens. C'est pourtant là qu'est le chemin et il faut bien que tu y marches. A Roncevaux, je le sais, on marche aussi sur des os brisés. Dans le monde entier, les routes ne sont tracées que dans la poudre séche ... Douce sous le pied ... Quand il pleut, la semelle pétrit la glaise, mais l' averse lave pierres et rochers. Il faut pourtant que tu marches ...


























J'ai vu sous d'autres cieux passer des hommes étranges juchés sur le dos des dromadaires. Hommes voilés de bleu ou de blanc, immobiles, impénétrables, impassibles, ... Ils allaient ... Pourquoi me demanderiez-vous d'où ils venaient et où ils allaient ? Les bêtes avaient le pas souple, balancé, silencieux, régulier. Partis de quelque marché ... Allant vers quelque désert ? ... Grands couffins ... Un de chaque côté ... Jambes croisées sur une selle de cuir ornée ... Pommeau en forme de croix ... Pas un cri, pas une parole ... De temps à autre un animal pousse un cri étrange ... Ogives blanches des tombeaux d'hommes saints ... Combien de tombeaux tout au long du chemin ? Aux buissons épineux lambeaux de tissus aux couleurs délavées ... Pas de vent, l'air brûle ... Les dromadaires marchent l'amble et c'est pour cela qu'ils semblent rouler comme des bateaux ... Combien de dromadaires ? ... Et qu'est-ce que cela fait, combien ils sont ? ... Depuis ce matin ils vont, levant la poussière. A midi, ils allaient toujours. Ce soir, on pourrait se demander si ceux qui passent sont les mêmes ou bien s'ils sont autres, semblables. S'arrêteront-ils quelque part à la nuit tombée ? Demain, en passera-t-il encore, en file, toujours la même ? ... Et après demain ? ... Et les semaines, les mois à venir ? Qu'importe : Ils sont.






Sans doute ces souvenirs d'une enfance éblouie ne sont plus. Sans doute les convois de camions ont-ils remplacé les méharis ... Sans doute les motos, les autos, les camions du Dakar ... Mais qui sait ? ...


Sur d'autres routes, d'autres pistes ... Mais est-ce que ce ne sont pas toujours les mêmes ? ... Elles sont rouges souvent et tout aussi brûlées ... D'autres hommes marchent, et ce sont les frères des premiers. Ils ont quitté les cités de tôles et les réseaux de canaux puants. Ils marchent ... Toute une humanité en marche, sans sabots, sans galoches, souvent sans sandales ... Ils n'emportent rien ... Ils n'ont rien ... Les gens qui les voient passer partagent avec eux le contenu de leur bol ... Si peu qu'il y ait dedans ...














Ici, la poussière que les pieds soulèvent est poudre de cendres. Les bûchers fument au bord de la piste. Portes-y la branche et passe ton chemin ... Le pays attend la mousson, les nuages sont noirs et bas. L'air est plein d'eau qui ne veut pas encore gicler. Le sol est sec, le champs désert, jaune ou rouge, la rizière est vide. De ruine en ruine, de grotte en grotte, kilomètre après kilomètre et les kilomètres s'ajoutant aux kilomètres ... O pieds sans chaussures, échines sans sacs ni besaces, ceintures sans gourdes, mains sans bâtons ! Et c'est toujours marcher, marcher par les plaines sans fin, sans horizon ... Marcher sur les pentes, sur le sable et sur le roc, sur les pierres et sur la glaise. C'est toujours cueillir à la mare où le buffle boit la fleur du lotus, que l'on portera au sanctuaire ... Le sanctuaire millénaire ... Et les anciens sont passés par là ... Ceux qui viendront demain y passeront sans doute aussi ... C'est ainsi que va le monde ... N'avez-vous pas vu ces trains rouges qui passent, vomissant la fumée en panaches ? ... Grappes humaines suspendues aux fenêtres, aux portes, aux tampons des wagons ... Pélerins accrochés aux toits des voitures ... Hommes qui vont ... Se cramponner, ou bien la branche vous arrache. Résister, ou bien vous chutez sur les pierres du ballast ... S'aplatir, ou bien le corps est laminé en passant sous le pont. Où allez-vous donc, pèlerins ?






C'est là que, pour la première fois j'ai vu bivouaquer sous les arcades de la halte ... Faut-il parler de caravansérails bien que nous fussions à Sri-Lanka ? ... C'est là que, pour la première fois j'ai vu le pèlerin, quel qu'il soit, accueilli au gîte pour y manger et dormir, fût-il riche, fût-il pauvre, grand, petit, gros, maigre ... Fût-il jeune ou vieux ... Fût-il homme ou femme ou bien s'agît-il d'un enfant ...






Annuradapurah ... Polonaruwa ... Sigyria ... Où encore ? ... Faire ... Combien de fois ? ... Faire en priant le tour du sanctuaire ... Et vous savez le rite ... Vous savez combien de tours il faut faire ... Porter la fleur de lotus aux pieds de l'Image ... Se prosterner ... Prier.












_" Lève-toi, prends ta natte et marche ! "*...






_" Je quittai Tanger, ma ville natale, jeudi 2 rajab 725 dans l'intention de faire le pèlerinage à La Mekke et de visiter le tombeau du Prophète _ Meilleures prières et salut sur lui ! J'étais parti seul, sans compagnon dont la société m'aurait pu être douce et sans caravane dont j'aurais fait partie, mais j'étais incité par une ferme résolution et un désir secret de visiter ces nobles sanctuaires. Je résolus donc de me séparer de mes êtres chers et je quittai ma patrie comme les oiseaux abandonnent leurs nids. Mes parents vivaient encore et je souffris de les laisser, éprouvant de la peine, tout comme eux. J'avais alors vingt deux ans ... **






_" J'ai vu la tombe du grand saint soufi Ibn Arabi, le Krakh des Chevaliers, les mosquées d'Istamboul. J'ai fini mon voyage en auto-stop à l'Abbaye de Tournus, où je me suis recueilli dans la fraîcheur du cloître, silencieux et désert, tandis qu'à l'extérieur les retours de vacances d'août embouteillaient les routes." ***






La plupart des pèlerins ... J'appelle pèlerins tous ceux et toutes celles qui prennent le Chemin avec le désir tout simple d'aller le plus loin possible dans une démarche individuelle... La plupart des pèlerins vous diront qu'ils espèrent un ressourcement. Le mot peut paraître anodin. Il fait problème pourtant et mérite pose ... Qu'est-ce à dire ? _ A priori, se ressourcer, ce serait revenir à la source. J'en écarte carrément la possibilité : On ne revient jamais à la source. On ne redevient jamais l'enfant que l'on a été. On ne redevient jamais le nouveau-né. On peut changer, mais on conservera tout de même son histoire propre. Ce sont nos actes, nos pensées, nos douleurs, nos espoirs, nos enthousiasmes, nos peurs, nos lâchetés plus ou moins grandes qui nous ont fait ce que nous sommes.


" Le présent serait plein de tous les avenirs si le passé n'y projetait déjà une histoire." ****
* Jean-4, 5.
** Ibn Battuta : Voyages et périples ( Gallimard ).
***Matthieu Ricard in "Le Moine et le Philosophe" ( J.F. Revel/Nil éditions).
**** André Gide : Les nourritures Terrestres et Nouvelles Nourritures.












Tu peux modifier sans doute le regard que tu portes sur toi ... Tu ne peux pas changer ce que tu es. L'homme vit dans une cage, il a beau se déplacer, c'est toujours dans la cage qu'il voyage ... Soit, mais ce que je peux changer, ce que le Chemin peut changer peut-être, c'est le regard que je pose sur les barreaux de ma cage. Ils n'existent sans doute que parce que je les ai moi-même scellés. Le Chemin ne me rendra pas l'innocence. Il peut me rendre ma liberté. Sartre disait qu'il ne dépend que de l'homme d'être libre. Je n'aime pas beaucoup Sartre, mais la leçon qu'il me donne là, je l'ai retenue : Il ne dépend que de moi d'être libre.






Alors, le ressourcement ... Il s'agit sans doute d'autre chose ... Je vous en reparlerai à mon retour ... Je crois à la Grâce ...


La source, c'est l'eau qui jaillit, par opposition à l'eau de l'étang ou à celle de la mare ... Claire, elle chante, par opposition avec celle de la rivière ou du fleuve chargée d'alluvions de toutes sortes ... Elle est douce, par opposition avec les étendues amères ...


Se ressourcer ? ... Si c'était retrouver la liberté, la force, des jaillissements ? Je ne laverai pas les traces sur ma peau. Je ne ferai pas disparaître les cicatrices ... Jamais ... Mais je peux retrouver la force de les regarder et ... Non pas malgré elles ... Retrouver la force d'aller. C'est cela, sans doute, le ressourcement dont parle le pèlerin. Voilà ce que j'espère. Voilà ce que j'attends ... Non, je ne l'attends pas : Je le cherche ... Je marche. Il est probable que les conditions du pèlerinage favorisent le ressourcement : Réduire, le temps d'un voyage dont on ne connaît exactement ni les sentiers ni le but ... Réduire l'univers à son corps, à ses sens ... Lâcher la bride à ses pensées ... Oter pour un temps les barrières et les bornes ... On les retrouvera, mais après ... Dans si longtemps ! ... Un pas après l'autre, les muscles se tendent, les reins se creusent sous le poids du sac, les fleurs embaument, le soleil brûle, la pluie détrempe ... Donner libre cours, si tu en as envie ... Et tu en auras envie ... Donner libre cours à ton besoin de chanter à pleine gorge ou de parler tout seul ... Un pas après l'autre...


















Vérifier ces intuitions à l'épreuve de l'action, mais il me semble qu'y songer dès aujourd'hui fait partie de la préparation, tout comme en font partie les longues marches que je m'impose depuis des mois entiers. Hier je longeais la mer. Il faisait froid, les flaques étaient gelées sur le sentier. L'air était vif. Les champs sont ici labourés jusqu'aux limites de la mer, hersés, peignés. Le blé, le colza sont ras en cette saison. La campagne ondule doucement et, des rares hauteurs, on peut voir tous les villages environnants : murs blancs, toits orangés, bouquets de chênes ou de hêtres tendant les bras ... Des pincées de vanneaux huppés, arrachées au sol et chassées par le vent ... Dans la vasière argentée, entre les alignements des parcs ostréicoles, des oies groupées : marée basse ... En face, parfaitement visibles sur fond de ciel clair, par delà le miroir d'étain de la mer, les côtes de l'île de Ré, ligne des pins, vert sombre, taches blanches des villages.






Au détour d'un chemin se dresse un crucifix, immense. La croix est plantée sur un monticule de roches. Le Christ de fer a le corps affaissé et les bras distendus sont orientés vers le nord et le sud ... Les jeunes pousses dans les champs ... Les oiseaux dans le ciel et sur l'estran ... Le ciel si pur ... L'air si vif ... Ce grand Christ, là, bien visible sur le bleu du ciel ... Ce grand Christ ... Disque plein de la lune en plein jour, juste derrière la tête du Christ et qui la nimbe ... Lumière au teint de jeune fille.






Quête de signes ... Existe-t-il vraiment des signes ou bien la recherche n'est-elle que quête de la licorne, toujours espérée, jamais rencontrée parcequ'elle ne court que dans l'idée ? Je crois que le pèlerinage est quête de signes ...Poursuivre cette quête mais je crois déjà que le signe, s'il existe, est en soi ... Le trouver ... Le trouver, et pour cela descendre en soi, au plus profond de soi-même. Encore ne suffit-il pas de le trouver, faut-il le reconnaître, et ce n'est pas le plus facile ...








           
     L'auteur, à Moissac












_"Non pas seulement la ferveur, Nathanaël, elle ne conduit qu'à la béatitude ... J'aurais dû mieux t'enseigner l'amour : lui seul bondit. Je t'ai assez mal enseigné le beau, ayant trop réservé à l'étude du temps, à celle l'espace et de la logique ... Mais l'amour, Nathanaël, j'aurais dû mieux t'enseigner l'amour ! D'abord t'aimer toi-même : Comment aimerais-tu, si tu n'es en paix ? Comment accorderais-tu confiance à celui qui te paraît avoir au coeur le même mal que le tien ? ... D'abord faire la paix avec toi-même, ensuite avec ton frère. Le pèlerin passe ... Il ne serait que voyageur s'il ne reconnaissait ceux qu'il rencontre."






_ "Je t'enseignerai l'amour, Nathanaël, plus que le temps et la distance, plus que la causalité, plus encore que la beauté ... Mais d'abord il te faut rentrer en toi-même ... Difficile, car il te faut aussi rester ouvert. Je t'aurais souhaité pur, Nathanaël, je te veux réconcilié.La marche te facilitera les choses. Marche sans compter tes pas ni ceux des autres."






6 février 1999 et je prévois mon départ pour le deux avril ... Pourquoi le 2 avril ? _ Pour, avec un peu de chance, passer avant la foule que l'année sainte ne peut manquer d'attirer sur le Chemin ... Et puis, cela me permettra de passer les fêtes de Pâques à Saint Palais : Un moment fort avant la marche !








Que deviendra ce journal ? _ Car c'est bien d'un journal qu'il s'agit maintenant ...








*






Un pas, et puis encore un pas ... Poser le pied bien à plat pour ne pas froisser les tendons qui sont sensibles ... Balancer un peu le pas pour le rendre plus léger ... A pleins poumons, respirer l'air du large. Chercher les signes ... Non pas les chats qui traversent la chaussée de droite à gauche ou de gauche à droite ... Non pas le vol des oiseaux ...






Un éditeur me faisait remarquer qu'aucun fil ne reliait les textes que je lui proposais. "Pas le moindre fil romanesque"disait-il. Eh, Parbleu ! C'est bien ainsi que je le veux ... Je comprends fort bien que mes textes ne soient pas à sa convenance. Il paraît qu'il cherche des romans ... Et pourquoi faudrait-il que j'écrive des romans ? _ Je ne les aime point : ... La vie n'est pas un roman et c'est tromper son monde que de faire croire le contraire. Le propre du roman est d'introduire une logique là où il n'y en a pas ... Logique de l'intrigue dans le roman policier, logique de l'effort dans le roman d'aventure, logique sentimentale dans le roman d'amour (Y eut-il jamais une logique dans les sentiments ?... ), logique dans le roman picaresque ... Quoi d'autre encore ? _ Je ne vois, moi, que bien peu de logique dans le spectacle de la vie : dérisoire spectacle, la plupart du temps : Intentions non suivies d'effets, pensées et actions incohérentes n'ayant pour moteur que l'instinct de survie ... au coup par coup, battant l'eau des deux bras pour ne pas se noyer dans les vagues, éclaboussant tout et tous autour de soi.






Certains, peut-être, conduisent leur vie à leur gré. C'est possible. Moi, la vie m'a conduit me semble-t-il ... Je n'ai fait que courir pour tenter de laisser les difficultés derrière moi ... Peine vaine ! _ Mon enfance a volé en éclats ... Temps de guerre, trouble temps ... Déplacements incessants en sauts et sautillements : J'appelle sautillements ces changements de domicile au gré des affectations paternelles ... Sautillements et non pas voyages car ils ne m'ont rien appris ou si peu : Nous nous déplacions, dans la bulle d'air occidental et familial. Je n'ai pas vraiment râpé mes semelles aux cailloux et je n'ai hélas que peu appris des arbres bordant les routes.
















J'ai connu des douleurs, brûlures, blessures, j'ai connu des catastrophes, des ruptures, j'ai eu des doutes, des désespoirs. ... Comme tout le monde j'ai eu des rêves, des ardeurs, des désirs ... Je dois dire que mon enfance, si elle n'a jamais connu la douleur a été souvent amère. Le passage d'un village à l'autre, d'une ville à l'autre, m'a aidé peut-être, en un certain sens ... C'est possible, il m'a peut-être aidé, chaque fois, à me "débarbouiller".






Je n'ai pas trouvé d'autre moyen, lorsque l'âge fut venu ... J'ai sauté d'un continent à l'autre, d'un pays à l'autre, d'une ville à l'autre, d'un coin perdu de brousse à un autre coin perdu de brousse ... Encore une fois, ce n'est pas voyager, ce n'est que sautiller car, où est le voyage, lorsqu'on emporte avec soi sa bulle, dans laquelle on tente de faire vivre sa famille ... Où est le voyage lorsqu'on passe en vingt quatre heures de l'Europe à l'Océanie, en huit heures de l'Europe à l'Amérique ? En dix heures on saute de Paris au milieu de l'Océan Indien ... Services des douanes, services de police, services sanitaires, passeport, carnets, tampons ... Salles d'attente à air conditionné, buvettes, chariots et plateaux-repas, sourire occidental des équipages compatriotes ... C'est cela, un voyage ? Un certain deux janvier, je suis passé sans transition d'une température de trente quatre degrés au Vanuatu à une autre ... de moins trois degrés à Paris ... C'est cela qu'on appelle voyager ?






_ " Oh, et puis zut, je m'embrouillerais dans mon expression. Je sais pourtant ce que je veux dire ... Je veux en fait poser une question : _ Ouvrez un journal, tournez le bouton de votre récepteur de radio, enfoncez celui de votre téléviseur ... Où, et dans quoi percevez-vous une quelconque cohérence ? ... Où distinguez-vous ce fameux fil conducteur que vous appelez un fil romanesque ? Où sont ces amoureux toujours énamourés, ces aventuriers toujours courageux, ces policiers toujours vertueux, ces ambitieux tout d'une seule pièce, ces grans généreux, toujours généreux ?










*










_ "C'est très beau, la nature, mais c'est incohérent. C'est l'art, qui y met de l'ordre" ... Oui, mais la vie n'est que très rarement une oeuvre d'art ... On y perd le sens, pour peu que l'on s'interroge. Alors, comme il faut bien survivre, on n'a que deux solutions : Ou bien on bêche la plate-bande de son jardin, cela aide à ne pas penser, ou bien on saisit son bâton et on prend le chemin.






Je crois percevoir ainsi une sorte de réponse à tous ceux, et ils sont nombreux, qui disent avoir pris le Chemin sans trop savoir pourquoi et qui ont marché en se demandant pourquoi ils le faisaient ... Le Chemin, oui, le Chemin, parce qu'au moins, quand on y marche, on a trouvé un fil, un fil rouge, conducteur ... Qui mène quelque part, même si l'on ne sait pas très bien où ... Randonneur ou pèlerin ? _ La question, finalement, n'a guère de signification : Les deux ont pris le Chemin pour donner une direction à leur vie _ Plein Ouest, c'est là que sont passés les Anciens.






Nous ne sommes pas si loin des Évangiles et de la parole du Christ :


_"Je suis le Chemin, la Vérité et la Vie."


























Un pas après l'autre, en posant bien le pied ... La pointe du bâton trouvera sa place toute seule ... Marche. Au moins le temps du pèlerinage, tu sais où tu vas. C'est là le voyage, le vrai, celui qui te fait buter aux cailloux du Chemin, celui qui fait s'avancer vers toi les arbres et les montagnes, celui que tu poursuis dans un temps qui n'est plus le temps des trains ni celui des émissions de la télévision, heure après heure, jour après jour, semaine après semaine, dans la vérité des ombres et des lumières, dans la vérité des odeurs, la réalité des ardeurs et des fatigues ... Seule la pérégrination donne un sens aussi fort à la vie et je ne suis point étonné que tant de pélerins reprennent le voyage après l'avoir mené une fois à son terme. Y a-t-il un terme au besoin de vérité, au besoin de cohérence, au besoin de clarté des objectifs ? Certains marcheront à nouveau parce qu'ils ont encore besoin du Chemin. D'autres, peut-être auront trouvé leur propre voie de façon différente et auront adopté une autre démarche (dé-marche !), en toute clarté, en toute cohérence ... Jusque là, cela n'a point été mon cas, mais je crois que j'aperçois une lumière, sans artifice, sans roman ... Les héros qui, toute leur vie, ont marché sur un chemin qu'ils avaient eux-mêmes choisi. On n'écrit pas des romans à leur propos, on écrit des biographies !






_ " D'après tes lectures, je vois bien que tu n'aimes guère les romans", me disait un ami d'autrefois ... Le signe ne fut pas du tout décrypté dans l'instant. C'est maintenant seulement qu'il me revient et qu'il s'éclaire : Le fil rouge, celui qui donne un sens à la vie, ce ne sont pas les romans qui me le fourniront ... Ils ne sont qu'artifices ... Je hais les romanciers : Ils m'ont trop trompé ! Mais le Chemin ... Le Chemin, lui, est bien réel et ... Plein Ouest, j'en attends la vie.






Sur le sentier bordant la mer, ce matin, je repensais à Antoine de Saint-Éxupéry ... Il se pourrait bien que sa phrase célèbre fût beaucoup plus que simple matière à dissertation d'école :


















_ " Aimer, ce n'est pas se regarder l'un l'autre, c'est regarder ensemble dans une même direction."






Je vois bien là l'idée du chemin. Non pas tant ce qui est au bout du chemin, mais l'idée du chemin lui-même, des cailloux où l'on butera, des ornières, des flaques, de la glaise, des sables, des poudres, des montées et des descentes ... Je distingue bien la quête de la Licorne et celle de l'Esprit ... Mais que seraient les illuminations, que seraient les ivresses, que seraient ces signes reçus et déchiffrés tout au long du Chemin s'ils ne devaient être offerts à "l'Autre", à "Celle que l'on ne nomme pas". Il sera beaucoup pardonné à Ségalen parcequ'il a beaucoup cherché ... Quelle est l'Autre, l'Aimée, quelle est-elle ?








... " Le grand voyage a toujours été l'antidote aux chagrins amoureux, et le sport jaloux de sa force qui ne permet aucune dépense. L'erreur est à la fois naïve, ancienne, et d'ailleurs si souvent dénoncée qu'on aurait mauvaise grâce à appuyer : L'on n'oublie rien en voyageant : On donne à sa dominatrice un palais plus riche et plus insistant; on convoie l'obsédante à travers un parc merveilleux que toute étape change; si l'on a fait ce jour même quelque chose où le corps soit fier de soi, on lui consacre sa fatigue, dans un acte d'amour indirect, mais d'intention égale à l'autre.






_ Même si on parvient à la quitter, à la laisser en arrière, à la dépouiller de soi pour une heure de soleil vrai, un jour de marche, un plus grand effort concret à donner, on peut être sûr de la voir venir par-devant soi, au prochain détour inattendu. " *


Je crois, moi, que Ségalen a tant cherché qu'il a bien dû parvenir à trouver ... au bout de son chemin :


















..."L'Indispensable Petit Dieu du Voyage ... Justement, fort à propos, au plein centre de la ronde bille, en plein crâne, Ciel de la pensée, brille un espace que les jeux de la lumière font clair, invitant à y loger toute sorte de pensée mobile et fugitive ... C'est un bon petit dieu de poche et de voyage " *... Tu en parles trop souvent et tu le conserves trop près de toi pour que ce ne soit pas Lui l'objet de ta quête. Quant à l'Autre, Elle, Celle qu'on ne nomme pas ... A ta guise, elle est Celle à laquelle on offre... Le voyage n'apporterait que bien peu si ce n'était quelque chose à offrir ... Tu peux la nommer Yvonne ou bien Marie ...






Je ne quitterai pas Ségalen avant d'avoir cité ceci :






_ " l'Étape devient reine du temps bien employé sur la route. Elle s'impose, non plus sur un monde immobile attentif aux astres tournants, mais sur les animaux en marche, respectueux de la litière. L'étape est catégorique et se suffit. Le but premier _ Imaginaire ! _ sonne creux dans le lointain, comme des grelots de mules sur des harnais vides ... comme il s'efface devant le réel quotidien, qui pourtant progresse puissamment vers lui ! Il importe peu vers quoi on marchait depuis ce matin, si, à l'arrêt dans cette étape, on prend conscience, plein les reins et plein les muscles, d'avoir "bien marché tout aujourd'hui".*






Témoin en même temps que signal, pierre dressée au bord d'un chemin, stèle de la forêt de Brocéliandre, combien de voyageurs as-tu vu passer et vers où allaient-ils ? Vers quoi marchaient-ils ? _ Qu'importe le contenu du mythe ... Il y a nécessité !








* Les citations sont extraites de l'admirable texte de Victor Ségalen : Équipée.
















La pie emporte dans son nid tout ce qui brille. Je ramasse sur le bord du chemin les cailloux qui brillent : noirs-luisants, blancs de cristal, bigarrés, veinés de rouge ou bien de bistre.






Il faut, dit-on, sur la pyramide du montjoie, ajouter une pierre apportée du pays ... Mais le choix _ O combien ! est devenu difficile. Les cailloux de mon pays sont de calcaire terne. Souvent ils ont forme de galets. Écrasés, ils ont servi à empierrer les pistes que la pluie et le soleil ont durcies. Mais me voici attiré par les éclats de granit, bleus ou gris, mêlés de blanc. J'en remplis mes poches au hasard. Je ne les emporterai pas pour les poser sur le montjoie : Ce ne sont point cailloux de chez nous ... Allez donc deviner leur pays ! _ Par pleins camions, on les apporte de Vendée, des Pyrénées ou bien d'ailleurs. On les déverse sur les chemins, les sentiers et les routes. C'est tout le sol de la région que l'on est en train de modifier. J'ai rapporté d'Ostabat, en septembre dernier, des cailloux qui sont exactement les mêmes que ceux que je ramasse ici. Et pourtant, ce sont toujours ceux-là que je ramasse ...






Les falaises alternent les couches de calcaire et, moins épaisses, les couches d'argile. Les vagues les rongent et l'ancien Golfe des Pictaves se creuse. La prairie est coupée net au-dessus des flots. Les galets polis, arrondis s'accumulent en bas, au fur et à mesure des chutes par pans entiers. Les anciens blockhaus de la ceinture de l'Atlantique, l'un après l' autre, basculent. Pour protéger le littoral, ici encore, mais cette fois en blocs énormes on a amené et accumulé le granit bleu. Certains blocs sont argentifères, ils brillent au soleil, d'autres sont veinés de blanc, d'autres veinés de noir. Je crois qu'ils viennent eux aussi de Vendée ou de Bretagne.


Seul le tracteur traînant la herse rassemble encore des blocs de calcaire indigènes. Dans les champs la terre est rouge, peignée de fin, faisant superbe contraste avec le gris de l'océan. De ci, de là perce un clocher que les conflits antiques ont mutilé ...


















Passant, vois comme la pierre est déchirée ! ... Pierre de taille venue de Crazanne ou de Saint-Savin, rendue grise par le temps, par le vent et par la pluie ... Pierre de taille encore des vastes demeures anciennes : Cariée, creusée par une lèpre ... Les blasons, les armoiries au-dessus des portes, ont-ils tous été martelés ou bien les embruns sont-ils venus à bout de leurs symboles?






Peu de pierres dressées : les bernes des routes n'ont plus de bornes ... A quoi donc pourraient bien servir encore ces marques de kilomètres que l'automobiliste n'utilise plus, lui qui ne mesure plus qu'en heures ! Les bornes kilométriques étaient faites pour le piéton et le cocher !






Les calvaires ont, pour la plupart, été relevés ... Le prochain siècle sera-t-il donc fervent ou bien regarde-t-on la croix, au-dessus du colza ou du blé, comme on cherche dans un annuaire électronique l'adresse du magnétiseur ou du rebouteux ? ... On n'a jamais tant consulté les mages ! ... Croix relevées, mais sur le socle, on ne lit plus les incriptions effacées ou rongées ... Très souvent un bouquet se fane à leur pied.






Sur les îles, les pierres levées sont plus fréquentes. Pleines, elles délimitent les prés; percées de trois trous, elles portent les barrières; couchées, elles servent de ponts par-dessus les fossés. J'en sais de très vieilles et même de si vieilles et de si grosses qu'elles sont à coup sûr les témoins de civilisations disparues. Je sais pourtant, quelque part, un employé municipal, bien intentionné peut-être, qui arrache les pierres et, mortes, les emporte pour les entasser derrière sa maison? Se rend-il compte qu'ils les a tuées ? ... Que devient une pierre muette, une pierre morte ? ... Et que sont les chemins que ne jalonnent pas des pierres?
























Mais me voici revenu à mon propos : Quel caillou choisir pour placer sur le montjoie ? ... Eh bien ce sera sans doute un petit galet de calcaire rond et gris, gros comme une pièce de monnaie. Je le prendrai au bas de la falaise où l'on dit que l'on peut encore trouver des coquillages fossiles ...






















*


















Lieux de recueillement, lieux de prière, lieux de ressourcement ou, tout simplement, lieux de repos ... Les éléments du décor ne sont conçus que pour fournir des repères, pour guider l'imagination ... Mais les cathédrales et les églises ne sont plus que des monuments ... Sans aucun doute ce sont les cathédrales qui ont ainsi, les premières, changé de fonction:






















_" Te souviens-tu des foules cosmopolites se pre pressant dans les allées de Notre-Dame de Paris ?


_" Sens de la visite" _ Par paquets, les touristes mâles et femelles font le tour du choeur par le déambulatoire, caméras ou camescopes braqués ou pendouillant aux courroies ... "


_"Visite du trésor" ...


_" Allons, les enfants, ne grimpez pas sur les grilles !"






_ " Tu crois que quelqu'un, de nos jours, le leur interdirait encore ?"






... Cathédrale de Strasbourg, fin de saison ... Marchands de cartes postales et de colifichets sur la place et sur les trottoirs.


_ " A quelle heure les automates se montrent-ils aux fenêtres de l'horloge astronomique ?


_" C'est à midi. Regarde, l'horloge se trouve à gauche du pilier des anges ... Là, derrière ce groupe de touristes allemands."


_ "Lesquels ? ... Des touristes allemands, il y en a partout ! "




... On célèbre encore des offices dans les cathédrales. Au moment de offices,le brouhaha se fait un peu plus sourd. Les flashs sont moins fréquents peut-être ...




























Mais que dire des églises de nos campagnes ? _ Elles-aussi sont devenues des monuments : Rareté des curés ... Raréfaction des fidèles ... Pullulement des pilleurs d'objets d'art ... Les portes de nos églises sont fermées à double tour. Au bout de votre longue randonnée pédestre vous ne trouverez plus que des monuments dont vous ne pourrez admirer que les structures extérieures :




_ " Visites organisées et accompagnées tous les troisièmes samedis du mois. Messe le second dimanche du mois." ...






Les paroisses sont organisées pour que le pauvre "curé-taxi" puisse desservir trois églises, quatre ou plus parfois ...




_" Le premier dimanche du mois, la messe est dite à Charron, le troisième dimanche, à Marsilly. " ... Encore faut-il bien réfléchir car,


_" Se renseigner, changement d'horaires à la belle saison."


_ " Et où peut-on se renseigner ? "


_ " Il faut aller voir la dame qui s'occupe de la Maison de la Mytiliculture. C'est elle qui accompagne les touristes venant visiter l'église ... Mais l'été, la mairie emploie des étudiants pour assurer de meilleurs horaires d'ouverture ... Vous comprenez, c'est qu'on nous a déjà volé je ne sais pas quoi, dans notre église !"






Mais les lieux de recueillement, de prière, de ressourcement ou de repos ... ?


















- " Bon, et puis autrefois, lorsqu'il n'y avait pas de prêtre dans la paroisse, les fidèles se réunissaient tout de même à l'église pour prier ensemble ... Il n'y avait que les sacrements qui n'étaient pas célébrés ... "


_" Oui, eh bien maintenant, les fidèles prennent leurs automobiles et suivent le "curé-taxi" dans ses étapes : Ils assistent à la messe, chaque dimanche, dans une église différente. En dehors de ces offices, les églises ne sont que des monuments ...






Je suis venu deux fois à Esnandes, l'église est superbe : Une forteresse parfaitement restaurée, originale, impressionnante au bord des marais ... Très belles gargouilles, meurtrières, mâchicoulis, portail en ogive surmonté de figures sculptées ... Église construite au XIIeme siècle, fortifiée au XIVeme ... La première fois, je suis venu à pied, la seconde, j'y suis allé en voiture, un dimanche matin ... à l'heure où la messe aurait pu être dite ... Je n'ai pas encore réussi à entrer ... J'ai fait le tour du monument ... Très beau, très, très beau Monument !"




Visite à l'église de Marsilly ... La porte était ouverte ... Il n'y avait personne ... Pancarte à la petite porte sous le clocher : "Musée des graffitis" ... Mais la petite porte était fermée.














*






















... Ce grand Christ là-bas, au bord de la route, dont les bras s'écartèlent sur fond d'océan ... Le corps est affaissé, mort, amolli ... Ce Christ-là ne souffre plus ... Il est mort.














*














Difficulté à laquelle je n'échapperai pas, pas plus que les autres : Tous ceux qui ont écrit, à quelque titre que ce soit, sur le Chemin de Saint Jacques. Je la ressasse tout en marchant, un pas après l'autre. Je la remâche sans la résoudre ... Le Chemin la résoudra-t-il lui-même, j'en doute presque :






La pérégrination est-elle une ascèse, est-elle pénitence, est-elle rentrée en soi-même ou bien au contraire ouverture à l'universel ? La marche est plus propice au rabâchage qu'à l'exercice de la réflexion ... à moins qu'il n'y ait ici une forme de réflexion véritable, allant par sa voie propre, qui ne serait pas celle de la logique ou du raisonnable ...


















Nous connaissons bien des religieux et bien des philosophes qui s'exercent aux litanies ... La litanie est la forme de pensée qui est propre à la marche. Elle est la forme de pensée des cortèges et processions, mais aussi des longues randonnées solitaires ... Elle prend son temps, elle infiltre son homme et elle ne le lâche plus, tout au long de la route. Il arrive qu'elle débouche sur des certitudes aussi solides que celles qui sont amenées par l'induction ou la déduction ...






Le pèlerinage est parfois une ascèse. La marche est souffrance, souffrance acceptée, choisie, voulue. Cette souffrance naît de la fatigue; elle naît aussi de la douleur ... Douleur des muscles, douleur des articulations, des tendons ... Douleur des reins et des pieds ... Douleur de la soif, du froid ou de la chaleur excessive ... Douleur de la crainte, de l'incertitude qui naît de l'inconnu ... Douleur choisie mais non moins ressentie, douleur infligée, douleur salutaire, douleur réparatrice.






La voilà bien, la question qui me hante : Pourquoi faudrait-il souffrir ? Je songeais que les religions que je connais un peu se réfèrent toutes à la douleur ... Peu d'entre elles, à un moment ou à un autre, qui ne fassent de la souffrance condition d'expiation et de salut. Celles même, qui semblent le plus tendre à complète plénitude ne pas manquent d'inclure le sacrifice.








Faut-il donc absolument souffrir pour prétendre au bonheur, que celui-ci soit situé dans l'au-delà ou sur la terre ? N'est-il pas d'autre moyen que la peine pour atteindre la joie et, quand bien cela serait avéré, la souffrance est-elle garantie de réussite ? Atteindre le Nirvana par les privations ? Par la douleur vaincre le mal ? L'alternative est-elle là et n'est-il pas possible de concevoir un autre cheminement ?






















Dépouillement ? ... Solitude ? ... Soit. La fatigue viendra nouer les muscles, échauffera les tendons, agitera les émotions et les esprits ... Cela est inéluctable. Mais pourquoi le Chemin ne serait-il pas une anabase plutôt qu'une ascèse ... une libération, plutôt qu'une mortification ? Une anabase est un voyage au long cours, un voyage qui se poursuit au plus profond de soi-même en même temps que dans l'espace et le temps ... Ascensionner ... Élever son âme, en même temps que l'on monte le versant de la montagne ... Cheminer en soi-même, avancer en même temps que les pas font avancer la marche ... Avancer ... Monter ... Joyeusement ! ... Au-delà de la fatigue, au-delà de la souffrance ... Je ne connais guère que les rites bachiques ou dionysiaques pour s'exercer franchement à la joie, sans conditions. Encore ne sont-ils pas exempts de sacrifices ... Mais si le Cheminement pouvait être une joie, un accomplissement, une immersion dans l'univers et dans l'Esprit ?






... Prétention, orgueil ? _ Peut-être ... Mais pourquoi faudrait-il, là où il y a possibilité d'ivresse, que le marcheur s'astreigne à la douleur ? A qui donc cette douleur pourrait-elle bien être utile ? L' Anabase, je la vois comme une montée joyeuse, comme une naissance, là où l'inutile ascèse et la mortification ne seraient que chute ... S'enivrer d'espace et de temps ... Si c'est possible, ce doit être cela l'amour ! Lente libération de la souffrance, au-delà de la douleur ...


Rabâchage, rabâchage ... Mais d'autres ont bien inventé le moulin à prière ?








*
















Mais de quoi parlions-nous donc, Nathanaël ? ... De quel amour ?






Nathanaël, tu aimes ton chien et tu aimes ton frère, tu aimes la soupe et tu aimes ta femme, tu aimes la musique et tu aimes ton Dieu ...


Carence originelle ou bien déviance ? Notre langue n'use que d'un seul verbe là où d'autres en ont plusieurs bien distincts : I like/I love, en Anglais ... Encore y a-t-il depuis peu tendance à confusion chez les Britanniques aussi ... Effet d'inflation sans doute...






_"Aimez-vous les uns les autres", dit Jean dans sa première lettre ... Mes enfants, il ne faut pas que notre amour consiste uniquement en discours et en belles paroles; ce doit être un véritable amour, qui se manifeste par des actes."






Nathanaël, j'aperçois ici plusieurs difficultés venant brouiller les choses. Il y a, me semble-t-il, autant de sortes d'amour que de personnes, et autant que d'objets tant que l'on demeure au niveau des sensations : J'aime le soleil ... J'aime la bière ... J'aime la soie ... J'aime le parfum des gardénias ... J'aime les peintres impressionnistes ... J'aime Debussy. Il faut savoir, car tout le monde n'aime pas la bière, quel est ton environnement et quelle est ton histoire. Il faut savoir ensuite de quelle bière il s'agit et à quel moment tu la bois, car toutes ne sont pas égales au même instant. On le voit bien dès qu'il s'agit de culture de façon plus évidente: Quels degrés dans l'amour d'une musique, et par comparaison avec quelle autre musique ? Transposons à la soie, au parfum des gardénias, au soleil, même : L'amour n'est ici que relatif, question d'appréciation par rapport à autre chose.


















Cette relativité augmente si l'on considère qu'elle varie en fonction de l'instant et en fonction de l'environnement : _ J'aime le cigare, mais à certaines heures seulement, et cela dépend du repas que je viens de faire, du confort de mon fauteuil et de la disponibilité de l'instant, cela dépend aussi de la convivialité des gens qui m'entourent. Encore ne parlai-je là que de cet amour fondé sur les sensations, qui me conduit à m'approprier des choses devant conduire à l'agréable. Cela ne va pas plus loin. C'est pourquoi je préférerais employer un autre mot ... Pourquoi ne pas dire que l'on apprécie la soie, le soleil, la bière ?






Les affaires changent un peu lorsque je parle de musique déjà, ou bien de peinture ou encore lorsque je dis que j'aime la lecture : Il n'est plus ici seulement question d'objets, mais de l'autre, de manifestations de mes semblables d'aujourd'hui ou d'autrefois. Aimer la lecture, la musique, la peinture, c'est déja aimer l'autre ou tout au moins quelque chose de l'autre, vers lequel il faut s'avancer. Mais je crains qu'il ne s'agisse toujours que de recevoir sans rien donner : J'écoute, je lis, j'entends ... Mais où sont les actes ? _ A moins que je ne sois moi-aussi musicien, peintre, poéte ou romancier ... Oui, je crois qu'à l'atelier il peut y avoir échanges ... Et au sein de l'orchestre ou du choeur il y a complicité ... Oui je crois que l'art est une voie vers l'amour parce que c'est une façon de recevoir et de donner .






Nous touchons à l'amour vrai, pour lequel je voudrais réserver le mot : L'amour est le don de soi, tout le contraire de ce que l'on voudrait nous faire croire ... Non, on ne "fait pas l'amour" ... L'amour ne se résoud pas à la passade, qui n'est qu'une autre forme de prise de possession. On n'y recherche que satisfaction de sensations bien particulières mais, après tout, quelle différence entre "l'amour" de la bière et le goût des "galipettes" ? ... Où est l'homme dans tout cela ?






















Je vois donc deux sortes d'amour ... Puisqu'il faut bien leur appliquer le même mot ... Mais les deux acceptions n'ont absolument rien de commun. Je parlerai de l' "amour" qui prend et de l' "amour" qui donne ...






_" Voici comment nous savons ce qu'est l'amour : Jésus-Christ a donné sa vie pour nous. Donc, nous-aussi, nous devons donner notre vie pour nos frères?" ... C'est là que le mot prend sa signification exacte et compléte : Aimer, c'est se consumer pour les autres. On pense à Sainte Thérèse de Lisieux ... Se donner, se consumer ... Tant qu'il nous reste une parcelle susceptible de brûler ... Et jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien.






Mais ... _ "J'aime Le Seigneur !"... Se donner au Seigneur ... Jusqu'au bout. Et se donner au Seigneur, c'est se donner à nos frères, Saint Jean nous en avertit :






_" Tout homme qui a de la haine pour son frère est un meurtrier, et vous savez qu'un meurtrier ne possède pas en lui la vie éternelle."


_ Qu'il est difficile d'aimer et quand peut-on être sûr d'aimer ?


_" Je suis la voie, la vérité et la vie ..."






_" Il est vrai que l'amour est à la fois le chemin et le but ... Mais, Nathanaël, qui t'a enseigné l'amour, au-delà de la grammaire et de la mathématique ? ...
















Heureux ceux qui, très jeunes encore, ont trouvé la voie. Ceux-là ont pu dépasser la sensation et atteindre au sentiment. Ceux-là seuls ont pu trouver la joie. Sans doute est-ce là ce qu'on appelle la Grâce ... Mais pourquoi tous ne l'auraient-ils pas reçue ? Est-il temps encore, alors que tu as reconnu la bête au plus profond de toi ? Est-il temps encore ou bien le bois est-il déjà pourri et ne saurait-il flamber à nouveau ?






_" Tu désespères, Nathanaël, ou bien tu es prêt à désespérer ... Mets-toi en marche ... Avance, avance, pense, et puis agis.






_" Mais, dis-tu, c'est dérision "...



















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